Au début des années 2000, poussé par la croissance de la demande mondiale en énergie et la nécessité de réduire les émissions de CO2, le nucléaire avait le vent en poupe.
Il est aujourd'hui remis en cause. Les États-Unis, convertis au gaz de schiste, s’en détournent, l’Allemagne se désengage totalement, la France ralentit, le Japon a été incapable d’éviter un accident nucléaire majeur.
Cette perception est-elle juste ?
Extraits de Nucléaire On/Off - Analyse économique d'un pari, de François Lévêque, (Dunod - novembre 2013)
Au début des années 2000, poussé par la croissance de la demande mondiale en énergie et la nécessité de réduire les émissions de CO2, le nucléaire avait le vent en poupe - Photo : (vincent desjardins)/Flickr cc.
L’approche adoptée dans Nucléaire On/Off - Analyse économique d'un pari est non partisane : ni nucléariste, ni écologiste.
Le seul parti des auteurs est d’étudier et de comprendre en détail l’économie de l’énergie nucléaire à l’échelle de la planète : les coûts, les risques, les mesures de sûreté, les décisions politiques et les règles de gouvernance internationale de l’atome.
Cet examen remet en cause de nombreuses fausses certitudes : croire qu’il existe un vrai coût du nucléaire, élevé ou bas ; que le risque d’un nouvel accident majeur dans le monde est certain ou, à l’opposé, impossible en Europe ; que la régulation de la sûreté est parfaite en France ou inféodée au lobby nucléaire, etc.
Les nombreuses questions sur l’énergie nucléaire doivent être tranchées en incertitude, ce qui exige de la cerner avec précision.
Si ce livre montre comment les débats sur le nucléaire peuvent être éclairés par l’évaluation coût-bénéfice, par l’analyse probabiliste, par la théorie de l’électeur médian et la notion de bien collectif, il affirme aussi, on ne peut plus nettement, que le nucléaire reste un pari.
Quel sujet incongru !
La nécessité de réguler la sûreté nucléaire n’est-elle pas évidente aux yeux de tous ?
Il n’y a que des économistes pour enfoncer une telle porte ouverte !
Il ne s’agit pas bien sûr de présenter comme une découverte le fait que l’État doit, dans ce domaine, réguler.
L’intérêt de la théorie économique réside dans la grille d’analyse qu’elle propose pour parvenir à une réponse. Son point de départ méthodologique est toujours que l’intervention publique ne va pas de soi. Il faut la questionner.
La première interrogation de l’économiste porte sur la raison pour laquelle le marché n’est pas à lui seul capable d’apporter la solution au problème posé.
L’économiste ne marque pas forcément là une préférence idéologique pour la main invisible et une détestation de l’intervention publique.
Il sait simplement que la théorie économique a identifié des conditions précises dans lesquelles le marché ne se révèle pas efficace pour assurer l’intérêt économique général, c’est-à- dire maximiser la richesse de la société.
La présence d’une externalité, comme la pollution, ou d’un bien public, comme la sécurité civile, sont les principaux obstacles à l’efficience du marché.
Pas de défaillance du marché, pas de justification à l’intervention publique au titre de la croissance du bien-être économique de tous. Mais l’économiste sait également que l’État, qu’il soit incarné par le planificateur, le régulateur ou le législateur, n’est pas sans faiblesses et que l’intervention publique est imparfaite.
La prescription de la théorie économique de la régulation est simple à formuler : le recours à la main visible de l’État est justifié, si et seulement si les défauts de l’intervention publique sont moindres que ceux du marché qu’elle vise à corriger. En d’autres termes, l’intervention publique doit être plus bénéfique que coûteuse.
Dans le cas contraire, le laissez-faire s’impose et il faut s’accommoder d’un marché défaillant (à moins, bien sûr, de trouver des moyens de réduire dans le temps les coûts et les inefficacités de la main visible de l’État).
En matière de sûreté nucléaire, le marché ne donne pas d’incitations suffisantes aux opérateurs pour qu’ils réalisent le bon niveau d’efforts. Il envoie des signaux trop faibles.
Du côté de la demande en électricité, les consommateurs présentent un degré d’exposition moyen au risque d’accident peu marqué.
Ils ne sont pas spontanément prêts à rémunérer tous les efforts de sûreté nécessaires, en particulier pour la protection des populations locales, plus exposées.
Ils s’intéressent d’abord et avant tout au prix de l’électricité, perçue comme une commodité.
Du côté de l’offre, les exploitants et les fabricants de réacteurs ont collectivement intérêt à investir dans la sûreté. Leur image et leurs débouchés à tous pâtiraient d’une nouvelle catastrophe.
Mais, individuellement, chaque entreprise a intérêt à ne rien faire (ou presque, voir infra).
Elle maximise en effet son gain si elle empoche le bénéfice collectif d’un risque moindre d’accident sans mettre la main au portefeuille.
La logique veut que toutes les entreprises se comportent alors en passagers clandestins.
Par conséquent, il n’y a plus de bateau pour les transporter !
Face à cette double défaillance, la régulation la moins coûteuse consiste à introduire des règles de responsabilité civile.Mais il faut encore que les accidents soient pleinement assurables.
Or, comme nous le verrons ce n’est pas le cas du nucléaire.
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François Lévêque - Professeur d'économie à l'Ecole des Mines de Paris, spécialisé en économie industrielle et de l'énergie. Il a également enseigné l'économie de l'environnement à l'EHESS et l'économie de la concurrence à Berkeley. Il est l'auteur de deux manuels d'économie parus dans la collection Repères, La Découverte, Economie de la réglementation (1998), Economie de la propriété intellectuelle (2003). Il est éditeur de energypolicyblog.com